BEBC
La bobine supraconductrice de la grande chambre à bulles européenne BEBC, déjà le plus grand aimant supraconducteur à l’époque. (Image : CERN)

Le LHC, la plus grande machine supraconductrice du monde, illustre comment la physique des particules et le CERN ont joué un rôle moteur dans le développement des supraconducteurs.

La supraconductivité est vite apparue comme une propriété d’une grande utilité pour la physique des hautes énergies. Puisque les supraconducteurs perdent toute résistance électrique en dessous d’une température donnée, très basse en l’occurrence, ils peuvent transporter des courants électriques très élevés, ce qui permet donc de fabriquer des aimants générant des champs puissants et des cavités accélératrices performantes.

Les premiers aimants supraconducteurs ont équipé des détecteurs à partir des années 1960. Au CERN, une expérience du Synchrocyclotron testait dès 1965 une petite bobine supraconductrice générant un champ de 4,2 teslas. Quelques années plus tard, en 1973, la grande chambre à bulles européennes (BEBC) était équipée d’un énorme aimant supraconducteur de plus de 3 mètres de diamètre, un record pour l’époque.

Les détecteurs se sont progressivement dotés d’aimants de plus en plus grands et puissants, jusqu’aux géants du LHC. CMS est équipé du plus grand solénoïde supraconducteur du monde et ATLAS du plus grand aimant toroïdal, avec des bobines de 25 mètres de long.

Les aimants destinés aux accélérateurs doivent être produits en plusieurs dizaines, centaines, voire milliers d’exemplaires, ce qui explique qu’il ait fallu attendre les années 1980 pour que les premiers accélérateurs supraconducteurs entrent en service. Le collisionneur Tevatron, qui a démarré en 1983 aux États-Unis, a été la première application à grande échelle. En 1989, le Grand collisionneur électron-positon (LEP) du CERN, était doté de quelques aimants supraconducteurs pour focaliser les paquets de particules avant la collision. Mais, surtout, le LEP allait s’équiper à partir de 1996 de cavités accélératrices supraconductrices : plus de 280 cavités, capable de générer des champs accélérateurs plus intenses pour doper l’énergie du collisionneur.

Row of magnets
Quelques-uns des 1232 aimants dipôles destinés au LHC entreposés en 2003 dans le parking du hall de test des aimants. La fabrication à grande échelle d’aimants supraconducteurs pour le LHC a permis au CERN et à l’industrie de développer une expertise unique dans le domaine de la supraconductivité. (Image : Peter Ginter/CERN)

Avant même que le LEP n’entre en service, les équipes planchaient déjà sur son successeur, un collisionneur de protons installé dans le même tunnel, s’appuyant sur des aimants supraconducteurs générant des champs magnétiques supérieurs à 8 teslas. L’épopée technologique et industrielle pour fabriquer la plus grande installation supraconductrice du monde allait durer 25 ans. Le LHC comprend plus de 9 000 aimants supraconducteurs à base de niobium-titane, dont 1 232 aimants dipôles long de 15 mètres et pesant 35 tonnes. Sur les 27 km de l’accélérateur, 23 sont par conséquent refroidis avec de l’hélium superfluide, à 1,9 degré au-dessus du zéro absolu (-271 °C).

Le LHC a également stimulé les travaux sur les supraconducteurs à haute température critique, qui peuvent fonctionner en étant refroidis à des températures moins glaciales. Les amenées de courant du LHC, c’est-à-dire les liaisons dans lesquelles le courant passe de la température ambiante à celle de l’hélium liquide dans les aimants, sont formées de tels matériaux, des céramiques, très compliquées à déployer.

Le LHC à haute luminosité, amélioration majeure du LHC, en cours de construction, apporte également son lot d’innovations dans le domaine des supraconducteurs. Il sera doté d’aimants à base du composé supraconducteur niobium-étain, qui produiront des champs plus intenses, de 12 teslas. Il utilisera également des liaisons électriques à base de supraconducteurs à température intermédiaire, qui peuvent fonctionner à 25 kelvins (-248°C). Les équipes du CERN poursuivent leurs travaux sur les supraconducteurs à haute température, véritable graal des spécialistes, qui, à plus long terme, pourraient ouvrir des possibilités inédites pour la physique fondamentale et trouver de nombreuses applications au service de la société.

Témoignage

En 2000, [on m’a demandé] si j’étais prêt à diriger l’équipe du CERN chargée des aimants supraconducteurs. Il m’a suffi d’environ une microseconde pour répondre oui ! Ce fut le début d’une formidable aventure : celle de construire l’accélérateur le plus complexe du monde, en utilisant les technologies les plus sophistiquées.
Lucio Rossi
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Afin de motiver son équipe, Lucio Rossi (assis 3ème en partant de la gauche) avait installé un panneau électronique affichant le nombre d’aimants restant à produire sur les 1232 prévus au total. Tous les 154 aimants fabriqués, soit un huitième de l’anneau du LHC, une petite fête était organisée. Le panneau afficha 0 en novembre 2006. (Image : CERN)

Lucio Rossi a débuté sa carrière dans le domaine de la physique des plasmas, s’orientant vers la supraconductivité appliquée aux accélérateurs au début des années 1990, lorsqu’il prend la tête de l’équipe INFN-LASA, qui commence tout juste à travailler sur le premier prototype d’aimant dipôle supraconducteur du LHC. En 2001, il est nommé chef du groupe sur les Aimants supraconducteurs et cryostats du CERN, alors responsable de la conception et de la production en série des aimants supraconducteurs requis pour le LHC. Entre 2010 et 2020, il dirige le projet de LHC à haute luminosité (HL-LHC).

« L’équipe INFN-LASA a livré son premier prototype d’aimant supraconducteur au CERN en 1994. Ce type d’aimant a depuis largement fait ses preuves et, jusqu’à récemment, ce premier dipôle servait encore pour l’expérience CAST. On pouvait y lire l’inscription « LHC DIPOLE PROTOTYPE CERN - INFN 1 ».

Quelques années plus tard, en 2000, j’ai reçu un coup de fil de Lyn Evans, responsable du projet LHC, pour me demander si j’étais prêt à diriger l’équipe du CERN chargée des aimants supraconducteurs. Il m’a suffi d’environ une microseconde pour répondre oui ! Ce fut le début d’une formidable aventure : construire l’accélérateur le plus complexe du monde, en utilisant les technologies les plus sophistiquées. Nous avons dû produire 300 000 km de fil supraconducteur pour les aimants dipôles et quadripôles supraconducteurs et pour les plusieurs milliers d’aimants correcteurs du LHC. Il a fallu collaborer avec l’industrie. Cela n’a pas été simple. Faire passer nos prototypes d’aimant dipôles supraconducteurs au stade de l’industrialisation représentait un vrai défi, en particulier pour l’obtention du niveau de qualité souhaité de la part des entreprises concernées. Le mieux étant parfois l’ennemi du bien, des compromis ont été faits, et, en dépit des difficultés rencontrées, nous avons réussi.

Si la production des aimants a été un défi en soi, les assembler et les faire fonctionner ensemble l’ont été également. Les éléments du LHC font partie d’un tout, c’est ce qui rend cette machine si complexe. Un maillon défaillant, et c’est l’ensemble de la chaîne qui est compromise. C’est ce qui s’est produit le 19 septembre 2008. Une connexion électrique défectueuse entre deux aimants (sur les 10 000 connexions que compte l’anneau du LHC) a entraîné des dégâts collatéraux importants et un arrêt d’un an. Je dois reconnaître que nous, ingénieurs, avons été à l’origine de cette erreur, en mettant au point un système trop vulnérable aux défauts de fabrication.

Des enseignements ont été tirés de cette erreur, au niveau collectif. C’est là, me semble-t-il, la force du CERN : à ce moment précis, j’ai ressenti une profonde unité. Le LHC a pu repartir, plus fort que jamais, et nous avons réussi à observer le boson de Higgs.

Le redémarrage du LHC, en novembre 2009, fut un vrai triomphe. Voir la machine fonctionner de nouveau parfaitement m’a beaucoup ému. Nous avions fait du bon travail. Ce fut une magnifique journée.

HL-LHC
La machine de câblage pour les nouveaux aimants du LHC à haute luminosité qui font appel au niobium-étain, un supraconducteur performant mais très délicat à mettre en œuvre. Cette machine a auparavant servi à fabriquer les câbles en niobium-titane pour les aimants du LHC. (Image : Maximilien Brice/CERN)

En 2010, lorsque nous avons commencé à réfléchir à l’avenir du CERN, j’ai émis l’idée du LHC à haute luminosité (HL-LHC). Ce projet comptait beaucoup pour moi : avec le HL-LHC, la boucle était bouclée. C’est ainsi que j’ai pris le rôle de coordinateur du projet en 2010. Nous étions lancés. Non sans difficultés, bien sûr, comme nous pouvions nous y attendre avec un projet pareil, la plus importante ayant sans doute été la pandémie de COVID-19. Les aimants ont également été source de difficultés : nous avions choisi d’équiper le HL-LHC avec un nouveau type d’aimants, reposant sur un nouvel alliage supraconducteur de niobium et d’étain, les aimants du LHC étant quant à eux composés de niobium et de titane.

Nous pensions étrenner cette technologie sur de petits aimants d’un mètre et demi de long, puis simplement la reproduire sur un aimant de sept mètres. Nous avions procédé ainsi pour le LHC. Nous avons appris à nos dépens qu’il allait falloir faire différemment avec le niobium-étain. La grande fragilité des bobines nous a mis devant de nouveaux défis, notamment concernant les aimants HL-LHC de 11 teslas. Nous avons su apprendre de nos erreurs : nous disposons désormais d’aimants longs fonctionnels pour les triplets internes, un composant central du LHC, même s’il nous aura fallu du temps. L’aventure fut mouvementée, mais ce fut nécessaire : le HL-LHC a permis de tester en conditions réelles les aimants en niobium-étain, ce qui a ouvert la voie à leur utilisation pour de futurs accélérateurs.

Réaliser de tels exploits, qui ne semblent possibles qu’en rêve, est la raison d’être du CERN. Sans cela, le CERN ne serait pas le CERN, j’en suis intimement convaincu. »