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Le grand collisionneur de hadrons, le défi technologique

Genève, le 17 juin 1994. Au CERN1 les physiciens parlent presque avec désinvolture de recréer les conditions qui existaient seulement 10-12 seconde Ñ un millionième de millionième de seconde Ñ après le "big bang", quand notre Univers n'était peut-être pas plus gros qu'une tête d'épingle! Cependant c'est exactement ce que les collisions protonÐproton de haute énergie dans le grand collisionneur de hadrons (LHC) vont réaliser. Construire les instruments capables de créer des conditions aussi extrêmes, puis analyser les résultats avec une précision extraordinaire, représente un défi effrayant qui ne sera relevé qu'au prix de progrès dans de nombreuses technologies extrêmement complexes. Le succès du LHC dépend directement de la capacité des scientifiques du CERN, en étroite collaboration avec l'industrie, à repousser les techniques connues bien au-delà de leurs limites actuelles.

L'anneau LHC comprendra plus de 1000 aimants de courbure supraconducteurs longs de 13Êmètres. Techniquement, ces aimants sont parmi les éléments les plus difficiles de la machine. A très basse température certains matériaux acquièrent une propriété appelée la supraconduction, leur résistance au passage d'un courant électrique dispara"t. Sous ces conditions, des supraconducteurs de faible section peuvent aisément laisser passer des intensités élevées. Il en résulte que des aimants compacts peuvent être construits et utilisés à un cožt largement inférieur à celui des aimants classiques "chauds" réalisés avec un conducteur en cuivre ou en aluminium. La seule consommation d'énergie d'un aimant supraconducteur est celle nécessaire au refroidissement du cable pour garantir qu'il reste supraconducteur.

Les aimants de courbure du LHC ont deux entrefers qui seront empruntés par deux chambres à vide destinés à contenir les faisceaux de protons en circulation. Ce concept unique en son genre et innovateur du CERN permet de loger dans un seul cryostat l'assemblage magnétique pour les deux faisceaux circulant en sens opposés. Le cožt est ainsi réduit de 25% et l'espace limité du tunnel du LEP est utilisé bien plus efficacement que si deux anneaux d'aimants complètement séparés étaient construits.

Afin que les protons du LHC atteignent leur énergie de collision de 14ÊTeV, ces électro-aimants supraconducteurs de pointe doivent maintenir une induction magnétique de 8,65Êteslas, la plus élevée jamais utilisée dans un accélérateur. A cet effet, les bobines doivent être refroidies à 1,8ÊK (-271,2û C), température inférieure à celle des espaces sidéraux (2,7ÊK). Une étape importante du développement de l'aimant a été franchie quand le premier prototype de l'aimant de courbure du LHC a été essayé avec succès au CERN le 14 avril 1994. Durant ces essais, l'aimant, dans son cryostat rempli d'hélium superfluide, a atteint l'induction nominale du LHC de 8,65ÊT dès la première tentative sans aucune "accommodation", c'est-à-dire sans que les bobines supraconductrices ne se réajustent dans leur position optimale à l'intérieur de l'aimant. La première "transition" est apparue à 8,67ÊT, lorsque les bobines ont perdu leur supraconductivité du fait de points chauds produits par les micro-mouvements des c‰bles en niobium/titane. Puis l'aimant a de nouveau été alimenté et porté à 8,73ÊT et il a fonctionné à cette induction pendant un quart d'heure sans autre transition. Cet essai a confirmé la validité de la conception de l'aimant et la capacité de l'industrie à relever le défi de la construction du LHC.

Pour étudier les collisions des minuscules quarks prisonniers tout au fond des protons, il faut un microscope construit à une échelle jamais vue auparavant. Mais le microscope seul - l'anneau d'aimants supraconducteurs de 27 kilomètres du LHC - ne suffit pas. Les chercheurs qui l'utilisent doivent avoir une vue perçante. Leurs "yeux" sont deux puissants détecteurs appelés ATLAS et CMS, l'un et l'autre d'une hauteur équivalente à cinq étages et construits comme une poupée russe avec des modules étroitement ajustés les uns sur les autres autour du point de collision des faisceaux en leur centre. Chaque module, bourré de la technologie la plus avancée, est construit à façon pour faire un travail d'observation particulier avant que les particules ne le quittent pour la couche plus extérieure suivante. Les réactions intéressantes, produites lorsque les "pépins" durs que représentent les quarks à l'intérieur des protons en collisions dans le LHC s'entrechoquent frontalement, sont extrêmement rares. La plupart du temps, ces quarks se fr™lent en restant presque inperturbables et en fournissant une physique moins intéressante.

Pour voir suffisamment de collisions dures entre les quarks, les physiciens doivent s'efforcer d'obtenir des fréquences de collisions protonÐproton très élevées. Ces fréquences sont mesurées en une unité appelée la luminosité - la luminosité dans un collisionneur à deux faisceaux est donnée par le nombre de particules par seconde dans l'un des faisceaux multiplié par le nombre de collisions par unité de surface de l'autre faisceau au point de collision. Au LHC, des luminosités de plusieurs fois 1034 sont nécessaires, cent fois plus que dans n'importe quelle expérience actuelle. Pour y parvenir, les paquets de protons du LHC, enfilés comme des perles sur une cha"ne et séparés de 25 nanosecondes - 25 milliardièmes de seconde - se traversent mutuellement quelques 40 millions de fois par seconde, produisant à chaque fois 20 interactions d'une sorte ou d'une autre. Il n'y a qu'une sur un milliard d'entre elles qui sera une collision dure entre quarks, et le système de saisie des données du détecteur doit sélectionner cet événement et l'analyser rapidement afin de ne pas rater le suivant. Par comparaison, chercher une aiguille dans une botte de foin semble facile.

En outre, l'usure causée par tant de protons de haute énergie signifie que les détecteurs doivent être coriaces et durables, que leurs éléments de précision doivent continuer à fonctionner année après année avec un entretien minimum. Pour répondre à ces exigences rigoureuses, le CERN a établi en 1990 un Comité de recherche et développement sur les détecteurs pour contr™ler les nouveaux projets. A la suite de ces travaux, plusieurs techniques prometteuses nouvelles ont été affinées jusqu'au point o elles peuvent maintenant être utilisées dans des éléments des détecteurs du LHC.

Les défis technologiques que pose le LHC exigent de nouvelles percées en supraconductivité, électronique rapide, cryogénie, superordinateurs, technologie du vide, science des matériaux et dans bien d'autres disciplines. Les nouvelles technologies qui sont mises au point pour le LHC deviendront le terrain fertile o s'épanouiront les semences de nouvelles industries de haute technologie.

1. Le CERN, Laboratoire européen pour la physique des particules, a son siège à Genève. Ses Etats membres sont les suivants: Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, la République slovaque, la République tchèque, Royaume-Uni, Suède et Suisse. La Fédération de Russie, Israël, la Turquie, la Yougoslavie (le statut d'observateur est suspendu après l'embargo de l'ONU, juin 1992), la Commission des Communautés européennes et l'UNESCO ont le statut d'observateur.