Quels sont les futurs objectifs et les priorités scientifiques de la physique des particules ? Quels instruments offrent le meilleur potentiel pour la réalisation de ces objectifs ? Et quelles technologies est-il nécessaire de développer pour construire ces instruments ? Il s'agit là des principales questions abordées par la stratégie européenne pour la physique des particules, déterminées par la communauté scientifique, à partir d'une approche partant de la base.
Le processus de mise à jour de la stratégie repose sur l'état des connaissances en physique au moment de la mise à jour, les résultats obtenus par les installations existantes, telles que le Grand collisionneur de hadrons (LHC) au CERN, l'état d'avancement des technologies pertinentes et les perspectives de développement, les propositions et les études techniques concernant les expériences et installations futures, et enfin les nouvelles pistes d'investigations les plus prometteuses.
Les contributions de la communauté scientifique sont évaluées par le Groupe sur la stratégie européenne, qui comprend des représentants de tous les États membres du CERN ainsi que les directeurs des grands laboratoires européens de physique des particules. La stratégie européenne pour la physique des particules expose la vision et les priorités scientifiques de la discipline à court, moyen et long termes, et aborde également des questions plus générales, telles que l'éducation et la communication grand public, les perspectives de carrière pour les jeunes scientifiques, le transfert de technologie, et l'impact sociétal et environnemental de la physique des particules. La mise à jour de la stratégie est un processus approfondi et rigoureux, engageant la communauté de la physique pendant près de deux ans.
En juin 2020, le Conseil, organe directeur du CERN, a adopté à l'unanimité la résolution portant sur la mise à jour de la stratégie européenne, qui définit une approche réaliste et prudente pour la réalisation d'objectifs scientifiques visionnaires et ambitieux.
Le boson de Higgs comme point de départ
Des résultats d'expérience récents, en particulier au LHC, ont profondément bouleversé le paysage de la physique des particules ; c’est sur cette base que s'appuient les futurs axes de recherche. La découverte du boson de Higgs a été un tournant, révélant une particule aux caractéristiques inédites et permettant de mieux comprendre un phénomène présentant des similitudes surprenantes avec le comportement de certains matériaux supraconducteurs au-dessous d'une température critique.
Il a été fascinant de découvrir à l'échelle cosmique le même phénomène, à travers lequel l'Univers primordial est passé par une transition de phase qui a transformé la nature du vide. Néanmoins, il serait trop simple de penser que la découverte du boson de Higgs met un point final à l’étude de ce phénomène complexe. Au contraire, cette particule très spéciale est loin d'avoir livré tous ses secrets : s'agit-il d'un objet élémentaire ou composite ? Comment expliquer la configuration si particulière des masses des quarks et des leptons ? Qu’est-ce qui détermine la stabilité du vide ? Et qu'est-ce qui a déclenché la transition de phase dans l'Univers primordial ?
Ces questions restent encore très peu étudiées sur le plan expérimental et soulèvent de profondes interrogations conceptuelles sur le plan théorique. C'est pourquoi l'étude approfondie du boson de Higgs est considérée par la stratégie mise à jour comme la priorité absolue pour la discipline. Depuis la découverte du boson de Higgs en 2012, les expériences LHC polyvalentes, ATLAS et CMS, ont réalisé des progrès extraordinaires dans l'identification des caractéristiques de cette particule et, d'ici à la fin de l'exploitation du LHC, en 2028 — grâce aux améliorations qui auront été apportées au collisionneur et aux détecteurs au titre du projet HL-LHC — elles devraient être en mesure de mesurer les propriétés du boson de Higgs avec une précision bien plus grande.
Afin d'obtenir des éléments encore plus précis sur le boson de Higgs et sur son rôle dans la physique fondamentale, la stratégie européenne pour la physique des particules recommande que la prochaine installation soit un collisionneur électron-positon, suivi, à plus long terme, d'un collisionneur proton-proton de haute énergie.
Une stratégie pour l’avenir
La physique des particules a toujours été motivée par la soif de connaissances, la curiosité et le besoin d'explorer qui caractérisent l'humanité. Sans surprise, plus nous explorons de nouveaux territoires, plus il est difficile de prédire ce que les expériences seront capables de découvrir dans l'avenir. Il s'agit là de l'essence même de la recherche : si nous savions avec certitude ce que les futures expériences vont découvrir, nous n'aurions pas besoin de les construire.
L'intérêt d'explorer l'inconnu ne réside pas dans le nombre de découvertes qui sont susceptibles d'être faites, mais dans les connaissances qui seront acquises au fil des explorations et dans les nouvelles voies qui se feront jour. La science nous apprend, depuis plus d'un siècle, que c'est dans l'infiniment petit que la nature cache ses lois fondamentales — c'est ce qui nous a incités à explorer la structure la plus profonde de la matière.
C'est pourquoi la mise à jour 2020 de la stratégie européenne pour la physique des particules considère que l’outil le plus puissant pour l'exploration de nouveaux territoires est un collisionneur proton-proton produisant les énergies les plus élevées que la technologie permettra d'atteindre. Même s'il est difficile de prévoir ce que révéleront les futures recherches, nous pouvons être certains qu’elles étendront le territoire de la connaissance dans de nombreux domaines.
Par exemple, il est certain que nous obtiendrons un résultat sur la matière noire. Un collisionneur de protons fonctionnant à des énergies au voisinage de 100 TeV permettra de déterminer de façon probante l'existence de particules de matière noire d'origine thermique interagissant faiblement. Cela conduira, soit à une découverte sensationnelle, soit à une exclusion expérimentale qui influencera profondément la physique des particules et l'astrophysique. Autre exemple, la mesure de précision de l'auto-interaction du boson de Higgs qui, en confirmant ou réfutant la théorie sous-jacente — le Modèle standard — fera grandement progresser notre compréhension de la transition de phase qui s'est produite dans l'Univers primordial.
Mise en œuvre de la stratégie
Compte tenu de l'ampleur, de la complexité et du coût d'un tel projet, la stratégie européenne pour la physique des particules recommande en premier lieu d'évaluer sa faisabilité technique et financière. Si l'évaluation s'avère concluante, le projet pourrait être approuvé d'ici à la fin de la décennie. La construction se fera très probablement par phases, et le coût d'environ 30 milliards de dollars, couvrant la construction d'un tunnel de 100 km, le collisionneur proton-proton et une usine à Higgs et de production électrofaible, sous la forme d'une machine électron-positon qui pourrait constituer une première phase du projet, serait réparti sur au moins 50 années.
Un projet si ambitieux ne peut être mis en œuvre que dans le cadre d'une collaboration entre scientifiques du monde entier. Il exigera le développement de technologies de pointe dans plusieurs domaines : aimants supraconducteurs de nouvelle génération, cryogénie, vide, électronique et traitement des données massives, avec d'importantes retombées technologiques pour la société.
Au cours des 70 dernières années, les accélérateurs ont contribué considérablement à façonner notre compréhension de la physique fondamentale et de la structure et de l'évolution de l'Univers, et cela, par des découvertes fascinantes, mais aussi par des mesures de précision de particules, de forces et de phénomènes connus. Les mesures de précision sont non seulement un moyen de mettre à l'épreuve et de consolider les théories connues, mais aussi un outil extrêmement efficace pour détecter des indices de nouveaux phénomènes, qui vient en complément de l'exploration directe, et même, dans certains cas, va encore plus loin.
En témoignent le Grand collisionneur électron-positon, au CERN, et le Collisionneur linéaire de Stanford, au SLAC, qui ont fait considérablement progresser notre compréhension du Modèle standard, sans que de nouvelles particules y soient découvertes. La mise à jour 2020 de la stratégie européenne pour la physique des particules réaffirme l'importance cruciale des mesures de précision en tant qu'outils pour la réalisation de découvertes. Un vaste programme expérimental doit ainsi être réalisé, non seulement auprès de collisionneurs de haute énergie, mais également dans le cadre de divers projets à plus basses énergies, capables d'étudier des phénomènes connus ou nouveaux, par exemple, les processus de désintégration rare ou de transition.
La stratégie européenne pour la physique des particules recommande également un soutien à des projets sur les neutrinos basés sur des accélérateurs aux États-Unis et au Japon, mais aussi des travaux de recherche théorique et des recherches relatives à des particules très légères interagissant faiblement avec la matière.
Parmi les autres priorités de la mise à jour 2020 de la stratégie européenne pour la physique des particules figure un programme renforcé de recherche et de développement sur les accélérateurs, offrant de vastes perspectives d'applications futures en physique des particules et dans d'autres domaines et axé sur une nouvelle génération d'aimants supraconducteurs à champ élevé et sur diverses autres technologies telles que les structures d'accélération à gradient élevé, l'accélération par champ de sillage plasma, les faisceaux de muons de forte brillance ou encore les accélérateurs linéaires à récupération d'énergie. Par ailleurs, la stratégie européenne pour la physique des particules préconise l'intensification de travaux de recherche et développement en matière d'instrumentation, de détecteurs, d'informatique et de logiciels.
Une collaboration poursuivie et renforcée entre laboratoires européens, avec des partenaires d'autres régions du monde et des disciplines voisines, comme la physique nucléaire et l'astrophysique des particules, est considérée dans la mise à jour de la stratégie comme un moyen indispensable pour aborder des questions scientifiques extrêmement complexes. Enfin, dernier aspect et non des moindres, la protection de l'environnement fait également partie des priorités de la stratégie, laquelle recommande que l'impact de tous les futurs projets sur l'environnement soit évalué avec soin, et limité autant que possible, et que les efforts menés pour économiser et réutiliser l'énergie soient intensifiés.
Perspectives
À l'heure actuelle, l'humanité fait face à des défis cruciaux, allant du changement climatique à la lutte contre les épidémies et la pauvreté, en passant par le manque d'eau et d’aliments dans de nombreuses régions du monde, la production d'énergie propre et durable, et la protection de l'environnement. La science joue un rôle essentiel pour affronter ces défis et bien d'autres, et doit ainsi être soutenue dans tous ses aspects. Les investissements dans la science sont relativement faibles au niveau macro-économique, alors que leur incidence sur l'avenir de l'humanité est considérable. En particulier, l'histoire montre que la recherche fondamentale est un moteur pour l'innovation, et que la physique des particules basée sur les accélérateurs a permis de nombreuses avancées technologiques qui ont profité à la société ; on citera notamment le World Wide Web, les technologies d'imagerie médicale et les techniques utilisées pour le traitement du cancer. Les travaux de recherche menés auprès des futurs collisionneurs favoriseront des développements technologiques dans de nombreux domaines d'une manière qui serait inimaginable sans le recours à la science fondamentale, véritable moteur de l'innovation.
Notre compréhension de la physique des particules et de la cosmologie a atteint aujourd'hui un niveau de maturité sans précédent, et les objectifs de la recherche ont ainsi radicalement changé. Bien que nous disposions d’équations décrivant la plupart des phénomènes observés, nous ne comprenons pas encore véritablement les principes qui sous-tendent ces équations ainsi que l'origine physique de leurs nombreux paramètres libres. Par ailleurs, un grand nombre de questions encore irrésolues concernant le monde microscopique et le cosmos semblent être intimement liées. Par exemple, certaines des énigmes concernant l'accélération de l'expansion de l'Univers, laquelle aurait probablement commencé lors des premières phases de la formation de l'Univers, présentent des similitudes particulièrement intéressantes avec des aspects inexpliqués liés au boson de Higgs.
La physique des particules s'est donc progressivement orientée vers des questions structurelles concernant l'espace-temps, les interactions fondamentales et l'origine de l'Univers. Certaines de ces questions sont aussi anciennes que la civilisation, et le fait que nous ayons atteint aujourd'hui la maturité nécessaire pour pouvoir les étudier, grâce notamment aux technologies que nous avons développées, est tout à fait fascinant. Le besoin de trouver les réponses à ces questions est inhérent à la nature humaine. La tâche ambitieuse qui nous attend suppose l'instauration d'une collaboration mondiale autour d'un projet audacieux, axé notamment sur les aspects suivants : collisionneurs de haute énergie, tests de précision à basses énergies, cosmologie observationnelle, rayons cosmiques, recherches sur la matière noire, ondes gravitationnelles, et neutrinos terrestres et cosmiques.
De nombreux domaines différents vont s'enrichir mutuellement par un échange d'enseignements et de techniques expérimentales, les frontières qui les séparaient jusqu'ici s'effaçant progressivement. Dans ce contexte mondial, les collisionneurs de haute énergie resteront des instruments indispensables et irremplaçables pour examiner la nature aux échelles les plus petites, apportant des connaissances qui ne peuvent être obtenues par d'autres moyens.
L'article « A roadmap for the future », par Fabiola Gianotti et Gian Francesco Giudice, est publié sous la licence Creative Commons Attribution 4.0 International. Il a été initialement publié le 24 septembre 2020 dans la revue Nature Physics 16, 997–998 (2020) avec un bandeau différent.