À la recherche de l’inconnu
Par : Achintya Rao
5 MARS, 2021
Dans la dernière partie de notre série Dix ans de physique du LHC, nous nous intéressons aux recherches qui vont au-delà de notre compréhension actuelle de l’univers.
Comptez tous les types de particules connus dans l’Univers. Et multipliez par deux. C’est ce que fait une famille de modèles théoriques appelée « Supersymétrie » (SUSY).
Que des théories prédisent un doublement des particules observées n’est peut-être pas si étonnant. Il existe en fait un précédent, celui de l’antimatière.
« La notion d’antimatière est apparue dans des travaux de Paul Dirac, qui s’efforçait de résoudre certains problèmes de la mécanique quantique relativiste », indique Laura Jeanty, codirectrice du groupe SUSY pour l’expérience ATLAS auprès du Grand collisionneur de hadrons. « Il a produit des équations comportant quatre solutions au lieu de deux, car la symétrie des mathématiques permet des valeurs négatives aussi bien que positives. » En 1928, Paul Dirac a conclu que, si les valeurs négatives représentaient les électrons, les valeurs positives devaient représenter une particule équivalente chargée positivement. Le positon (ou antiélectron) a finalement été découvert par Carl Anderson en 1932.
« À l’époque des travaux théoriques de Paul Dirac, ajoute Laura Jeanty, c’était une perspective mathématique dépourvue de réalité physique connue. » De nos jours, nous avons découvert les antiparticules de toutes les particules chargées dans le « Modèle standard » de la physique des particules, qui est, en l’état actuel des connaissances, la meilleure description de notre Univers à l’échelle quantique. Toutefois, le Modèle standard comporte des limites importantes et la supersymétrie permet une extension théorique en introduisant de nouvelles symétries mathématiques.
Des hiérarchies inexplicables
L’une des limites est que le Modèle standard tient compte uniquement de trois des forces quantiques connues de l’Univers : la force forte, la force électromagnétique et la force faible. La gravité en est exclue. Cela se traduit par le « problème de la hiérarchie », à savoir la grande différence entre la force forte, la force électromagnétique et la force faible, d’une part, et la gravité, d’autre part. Malgré son nom, la force faible est environ 1024 fois plus puissante que la gravité. Mais pourquoi est-ce important ?
« Le problème de la hiérarchie nous indique que nous devons apporter des correctifs notre connaissance actuelle de la physique », note Pieter Everaerts, homologue de Laura Jeanty à CMS. Le problème concerne notamment la masse du boson de Higgs découvert par ATLAS et CMS en 2012. D’après la mécanique quantique, le boson de Higgs devrait avoir une masse supérieure de plusieurs ordres de grandeur à celle qui a été observée, en raison de ses interactions avec les particules virtuelles éphémères qui apparaissent et disparaissent.
La supersymétrie apporte à ce problème une solution théorique élégante. Elle postule que les fermions (les particules qui constituent la matière) ont des superpartenaires porteurs de force appelés « sfermions », alors que les bosons (les particules porteuses de force dans le Modèle standard) sont associés à des « bosinos » fermioniques.
« Avec la supersymétrie, le boson de Higgs peut interagir avec deux fois plus de particules », ajoute Pieter Everaerts. Précisément, cela permet à l’excédent de masse attendu, d’après ses interactions avec les particules ordinaires, d’être compensé par les valeurs déduites de ses interactions avec les particules supersymétriques. Le boson de Higgs a alors une masse prédite proche de la masse observée, soit 125 GeV.
Il reste seulement un petit détail : trouver au moins l’une des particules prédites par la supersymétrie.
Une nouvelle frontière prometteuse
Avant les premières collisions de protons au LHC, les physiciens des particules, expérimentateurs et théoriciens, avaient de grandes attentes.
« Cela semble étrange maintenant, poursuit Pieter Everaerts, mais lors des premières collisions de protons au LHC en 2010, certains s’attendaient à ce qu’on découvre immédiatement six ou sept particules supersymétriques. »
On craignait même qu’un trop grand nombre de particules supersymétriques (ou « superpartenaires ») ayant une masse suffisamment faible s’ajoutent au bruit de fond et compliquent l’étude du Modèle standard au LHC. Cet optimisme a dû rapidement être révisé, car aucun superpartenaire ne s’est manifesté. En effet, sur près de 15 millions de milliards (15 000 000 000 000 000) de collisions proton-proton à ATLAS et à CMS, aucun écart par rapport au Modèle standard n'a été observé.
Au fil des années, les données collectées par ATLAS et CMS ont permis aux collaborations d'écarter plusieurs des modèles SUSY les plus simples, excluant ainsi les superpartenaires dont la masse avoisine un téraélectronvolt (TeV). La seule chose que montraient ces analyses, cependant, c’était que les interprétations les plus rudimentaires des théories étaient incorrectes. « Lorsque des modèles excluent certaines choses à une certaine énergie, nous savons qu’ils ne sont pas réalistes ; il s’agit de poser des repères, explique Federico Meloni de la collaboration ATLAS. Et lorsqu’on étudie les mêmes données avec une interprétation moins simplifiée (ce qu’on appelle une analyse dans un espace de paramètres multidimensionnel), une limite de 2 TeV peut devenir 500 GeV [gigaélectronvolts] ou il arrive qu’il n’y ait aucune limite. Au final, ce n’est qu’après dix ans d’exploitation qu’on peut commencer à pouvoir émettre des hypothèses intéressantes concernant les principaux problèmes. »
Pour le moment, en l’absence de découverte, la supersymétrie reste résolument cantonnée au royaume de la théorie. « La supersymétrie telle qu’on l’a envisagée a été exclue et nous devons maintenant nous orienter vers une nouvelle approche », souligne Gian Giudice, chef du département Théorie du CERN. « Nous continuons à faire progresser les techniques de recherche des particules supersymétriques, ajoute Laura Jeanty. Avec un plus grand volume de données du LHC, nous pourrons mieux appréhender la complexité de l’espace de phase, qui pourrait receler encore de la nouvelle physique. »
Toutefois, le LHC ne se limite pas à la supersymétrie. En effet, les extensions du Modèle standard sont variées, et les différentes équipes d’ATLAS et de CMS qui mènent des recherches sur la physique au-delà du Modèle standard se sont regroupées sous l’appellation « Exotiques » (le terme « Divers » étant de toute évidence moins porteur.) Certaines de ces recherches semblent sortir tout droit d’une œuvre de science-fiction...
Dimensions supplémentaires et trous noirs microscopiques
La physique des particules élémentaires s’intéresse à l’infiniment petit : les petites particules interagissent via les forces quantiques à une échelle incroyablement petite. La gravité, quant à elle, s’applique à l’infiniment grand (les planètes, les étoiles et les galaxies) et occupe une place très éloignée de la physique quantique dans notre compréhension de l’univers. La découverte d’une théorie quantique de la gravité reste depuis des décennies un but ultime de la physique des hautes énergies.
« S’il existe une description quantique de la gravité, existe-t-il une particule de médiation avec la gravité ? » s’interroge Carl Gwilliam, ancien coordinateur des travaux sur les particules exotiques pour ATLAS.
La découverte d’une telle particule (appelée « graviton ») permettrait de clore le débat sur les nombreux modèles théoriques qui tentent d’unifier la gravité avec les trois autres forces.
ATLAS et CMS recherchent des gravitons directement, comme on recherche n’importe quelle particule nouvelle, en essayant de détecter la présence d’une bosse dans une courbe représentant la distribution des données. Cependant, comme les théories qui prédisent l’existence d’un graviton prédisent également l’existence de plus de quatre dimensions d’espace-temps, les physiciens recherchent également des particules produites lors des collisions avant qu’elles disparaissent dans les autres dimensions. Il est impossible de détecter ces particules éphémères directement. En effet, les détecteurs ne sont pas en mesure de saisir des instantanés de ces événements de collision parce qu’il n’y a aucun élément « déclencheur ». Toutefois, il est possible de déceler la présence de telles particules en détectant un jet de particules associé produit lors de la même collision et en observant simultanément une énergie manquante dans l’interaction elle-même. Comme l’explique Niki Saoulidou, coresponsable de l’équipe des exotiques au CMS, avant le démarrage du LHC, on pensait que ces types de recherches de monojet, visant également à détecter la matière noire ou les particules supersymétriques, dépassaient les possibilités d’un collisionneur d’hadrons. « Cependant, nous avons tant amélioré nos outils, nos techniques, notre détecteur et notre compréhension de la physique que ce sont maintenant des recherches standard », affirme-t-elle.
Il existe un autre moyen de détecter des dimensions supplémentaires, qui a fait les gros titres avant la mise en route du LHC : les trous noirs microscopiques. S’ils survenaient lors des collisions proton-proton de haute énergie au LHC, ces trous noirs microscopiques disparaîtraient instantanément, donnant lieu à de multiples jets de particules. « Les recherches portant sur les trous noirs ont ceci de particulier que le résultat devrait être spectaculaire, remarque Carl Gwilliam. On s’attendrait à observer un événement de trou noir très tôt dans le nouveau régime d’énergie. » Depuis son lancement, le LHC a exploré trois régimes de haute énergie : 7 TeV, 8 TeV et 13 TeV. ATLAS et CMS ont également mené des recherches à une énergie plus faible, soit 900 GeV. « Malheureusement, les micro-trous noirs ne se sont pas manifestés, ajoute Carl Gwilliam. C’est pourquoi nous avons pu déterminer des limites très robustes. »
Quelles sont les conséquences pour l’unification de la gravité avec les forces quantiques ? Niki Saoulidou se montre philosophe : « Il y a peut-être une bonne raison pour laquelle nous n’avons pas trouvé de théorie quantique de la gravité, une raison que connaît la nature, mais que nous ignorons. »
Toutefois, ces 15 millions de milliards de collisions analysées par ATLAS et CMS représentent seulement 5 % du volume total de données que le LHC fournira tout au long de sa vie utile. Le graviton pourrait bien se cacher quelque part dans ce volume de données.
Le mystère des pièces manquantes et des coïncidences troublantes
« Les résultats des recherches sur la physique exotique étaient en première ligne des travaux menés au début de l’ère du LHC », explique Adish Vartak, ancien coresponsable de l’équipe des exotiques à CMS. Ces recherches avaient un fort potentiel de découverte de nouvelle physique, puisque le LHC fonctionnait à une énergie environ quatre fois supérieure à celle de son prédécesseur, le Tevatron du Fermilab.
« Au démarrage du LHC, poursuit Adish Vartak, nous voulions savoir s’il y avait une nouvelle résonance (une nouvelle particule) à quelques TeV, à des énergies que le Tevatron n’était pas en mesure d’explorer. »
Les physiciens des particules ne recherchent pas uniquement des événements spectaculaires. Une grande partie des travaux menés par les équipes axées sur les exotiques d’ATLAS et de CMS visent à trouver des réponses à des questions irrésolues. Par exemple, jusqu’ici, les données ont montré que les quarks sont des particules élémentaires, et ne sont donc pas composées d’autres particules. Mais nous ne sommes pas certains que ce soit véritablement le cas. La détection de quarks dans des états excités à de hautes énergies démontrerait que le quark possède une structure interne. Autre énigme . les deux familles de fermions (les leptons et les quarks) apparaissent chacune en trois générations ; cette similitude est inexpliquée, à moins que ces deux familles ne soient liées d’une certaine manière. ATLAS et CMS recherchent donc les leptoquarks, des particules qui seraient des hybrides des deux types de fermions.
Les physiciens espèrent aussi trouver des forces quantiques jamais observées, qui pourraient se manifester sous forme de versions plus lourdes des bosons W et Z, porteurs de la force faible, appelés « W′ » (« W prime ») et « Z′ » (« Z-prime »). Ou encore, s’agissant des neutrinos, leur masse extrêmement faible mais non nulle pourrait être expliquée si l’on découvrait des neutrinos exotiques plus lourds, venant en quelque sorte compenser les neutrinos standard plus légers grâce à un mécanisme de bascule.
D’autres recherches portent sur des bosons de Higgs plus lourds, des bosons de Higgs chargés et même des bosons de Higgs composites (non élémentaires). Sans oublier d’hypothétiques monopôles magnétiques (un seul pôle nord ou sud), lesquels, au lieu d’être déviés par les champs magnétiques élevés d’ATLAS et de CMS, se trouveraient accélérés.
Évidemment, les expérimentateurs recherchent également tout ce qui pourrait constituer de nouvelles particules ou de nouveaux phénomènes, même ne correspondant pas à une prédiction théorique. Comme le précise le théoricien Gian Giudice : « Les expérimentateurs peuvent faire des découvertes sans qu’un théoricien leur explique de quel modèle spécifique elles proviennent. Avant le LHC, la plupart des analyses étaient effectuées d’après des modèles. À présent, on essaie de présenter les données sans s’appuyer sur un modèle spécifique, mais plutôt en ayant une vision large. »
La vraie-fausse bosse de 750 GeV
Cette approche indépendante des modèles a suscité un grand espoir en 2015. La première année de la deuxième exploitation du LHC, ATLAS et CMS ont tous deux commencé à détecter des particularités dans leurs résultats. Dans les deux ensembles de données, il semblait y avoir un léger excédent d’événements dans le canal à deux photons à la masse de 750 GeV/c². Initialement, l’excédent avait une très faible signification statistique, loin du seuil de 5 sigma permettant de revendiquer une découverte. Cela a toutefois intrigué les expérimentateurs comme les théoriciens. « Au fil de la collecte des données, se souvient Adish Vartak, on espérait beaucoup voir apparaître un nouveau type de physique, qui nous avait échappé jusqu’ici. »
En décembre, lors du séminaire annuel des expériences LHC, l’enthousiasme était à son comble. ATLAS comme CMS présentaient des données montrant une signification statistique autour de 3 sigma pour cet excédent. Au cours des 3 mois suivants, environ 300 articles ont été soumis sur le site arXiv par des théoriciens qui cherchaient à expliquer l’inexplicable. Au terme de l’analyse des données de la deuxième exploitation (de 2015 à 2018), l’excédent avait disparu. Ce n’est pas sans raison que les physiciens attendent que le seuil de 5 sigma soit franchi : il est fréquent d’observer de petits excédents, qui ne sont généralement que des fluctuations statistiques.
Pour les équipes axées sur les exotiques, c’est à ce moment-là qu’on s’est le plus approché d’un résultat allant au-delà du Modèle standard.
Stratégies et perspectives
Les enseignements tirés jusqu’ici permettent d’élaborer des stratégies de recherche à l’avenir. D’abord, les systèmes de déclenchement qui sélectionnent les données de collision conservées à des fins d’analyse ultérieure sont réétalonnés pour tenir compte des « particules à longue durée de vie » susceptibles de se transformer en particules plus légères en dehors du cadre temporel habituel. Des efforts sont également déployés pour réanalyser à l’aide de techniques innovantes les données enregistrées jusqu’ici.
Ces défis sont une grande source de motivation et d’inspiration. « J’ai toujours pris beaucoup de plaisir à mener mes recherches, affirme Pieter Everaerts avec un grand sourire. La collaboration avec des personnes aux parcours différents dans un but commun : je trouve cela génial ! »
Qu’a apporté le LHC, au bout d’une première décennie d’exploitation ? Gian Giudice est catégorique : « Le LHC a radicalement modifié notre vision de la physique des particules. » Il n’a peut-être pas révélé ce que les théoriciens attendaient, mais il a permis de grands progrès dans la théorie et l’expérimentation. « Lorsque je commence à travailler à partir d’une idée et qu’elle se révèle incorrecte, je ne considère pas cela comme un échec. C’est la méthode scientifique, poursuit Gian Giudice. On émet une hypothèse. On la vérifie par l’expérimentation. Si elle est juste, on continue. Mais, si elle est fausse, on explore une autre hypothèse. »
« En tant qu’expérimentateurs, ajoute Federico Meloni, lorsque nous cherchons de la physique au-delà du Modèle standard, notre rôle est de tout rechercher. Nous savons que nous aimerions trouver quelque chose. Nous explorons toutes les possibilités et nous n’allons peut-être rien trouver. Quoi qu’il en soit, notre rôle est de comprendre notre mesure, notre recherche et d’obtenir le résultat. Et les résultats feront ensuite l’objet d’interprétations. »
Après tout, chercher et ne rien trouver, c’est bien autre chose que ne pas chercher.