Fin 2023, alors qu’il analysait des données issues de la collaboration NA61/SHINE au CERN pour sa thèse, Wojciech Brylinski remarque une anomalie : un déséquilibre frappant entre kaons chargés et kaons neutres dans les collisions argon-scandium. Il constate que, au lieu d'être produits en nombre à peu près égal, les kaons chargés dominent : ils apparaissent 18,4 % plus souvent que les kaons neutres. Ce résultat semble indiquer que la « symétrie d'isospin » entre les quarks up et down pourrait être rompue dans des proportions supérieures aux attentes eu égard aux différences de charge électrique et de masse. Un tel écart est difficile à expliquer dans les modèles théoriques existants. Les sources connues d'asymétrie d'isospin ne prévoient que des écarts de quelques pour cent.
« Lorsque Wojciech a commencé son travail, nous pensions qu'il s'agirait d'une vérification triviale de la symétrie, explique Marek Gaździcki, porte-parole de NA61/SHINE au moment de la découverte. Nous nous attendions à ce que la symétrie soit strictement respectée ; en effet, même si des écarts avaient déjà été mesurés dans l'expérience NA49, ils présentaient de grandes incertitudes et n'étaient pas significatifs. »
La symétrie d'isospin est une facette de la symétrie de saveur ; elle signifie que l'interaction forte traite toutes les saveurs de quark de manière identique. Ainsi, tous les types de quarks devraient se comporter de la même manière sous l'effet de l'interaction forte, si l’on exclut les différences cinématiques résultant de leurs masses différentes. L'isospin n'est pas une symétrie de l'interaction électromagnétique car les quarks up et down ont des charges électriques différentes. D’après le principe de la symétrie d'isospin, les interactions fortes dans les collisions d'ions lourds devraient générer des quantités presque égales de kaons chargés (comprenant soit un quark up et un antiquark étrange, soit un antiquark up et un quark étrange) et de kaons neutres (comprenant soit un quark down et un antiquark étrange, soit un antiquark down et un quark étrange), étant donné que les quarks up et down ont des masses similaires. Les données de NA61/SHINE contredisent l'hypothèse de rendements égaux avec une signification statistique de 4,7 σ.
« Pour moi, il y a deux façons d’interpréter ces résultats, explique Francesco Giacosa, physicien théoricien travaillant à NA61/SHINE. Premièrement, il est possible que nous ayons fortement sous-estimé le rôle des interactions électromagnétiques dans la création de paires quark-antiquark. Deuxièmement, ces résultats pourraient signifier que les interactions fortes ne respectent pas la symétrie des saveurs. Si c'est le cas, cela contredit notre compréhension actuelle de la chromodynamique quantique (QCD), la théorie qui explique comment se combinent les quarks et les gluons (porteurs de l'interaction forte). »
L’expérience effectue régulièrement des mesures des productions de particules dans les collisions nucléaires, mais n’avait pas spécialement pour objectif de découvrir un écart indiquant une rupture dans la symétrie d'isospin. L'objectif principal de NA61/SHINE est d'étudier les propriétés de la production d’hadrons lorsque des faisceaux provenant du Supersynchrotron à protons du CERN entrent en collision avec différentes cibles nucléaires fixes. Ces données sont partagées avec des expériences sur les neutrinos et les rayons cosmiques, telles que T2K, afin de les aider à affiner leurs modèles.
La collaboration prévoit maintenant d'autres études sur ce nouveau résultat, utilisant une diversité de projectiles, de cibles et d’énergies de collision, afin de déterminer si cet effet est propre à certaines collisions d'ions lourds ou s'il s'agit d'une caractéristique plus générale des interactions à haute énergie. Elle a également lancé un appel aux physiciens théoriciens pour qu'ils l'aident à expliquer ce qui a pu provoquer une asymétrie aussi importante.
« Nous avons tenté d'intégrer les données dans les modèles existants, mais cela n’allait pas, ce n'était tout simplement pas possible, souligne F. Giacosa. Nous avons besoin de plus de données d’expérience et de plus de prédictions théoriques pour combler nos lacunes dans la connaissance de l'interaction forte. La vraie question est donc : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Pour en savoir plus :
- Article : « Evidence of isospin-symmetry violation in high-energy collisions of atomic nuclei »
- Article du CERN Courier : « Isospin symmetry broken more than expected »